La rumeur circulait dans tout le village  : le cours et la terrasse de l'unique auberge qui s'y trouvait allaient subir
d'importants travaux. Les vieilles pierres allaient être remplacées par de nouvelles.
J'ai connu ce village alors que je commençais à peine à savoir marcher.
Mon grand-père venait d'y acheter une ruine où l'absence de toit offrait un accès direct aux étoiles. C'était le sud,
c'était l'été. C'est ce que l'on m'a raconté.
A l'adolescence, j'y suis revenue et j'y ai mis les pieds dans la neige, en hiver.
Puis, ce sera au tour de ma fille, bien des années plus tard, d'y fouler le sol de ses petits pas plein d'entrain.

Retour à la case départ.
La boucle était bouclée.
Mais mon quotidien menaçait ruine.
Alors, ce chantier et moi, nous étions faits pour nous entendre.

Impossible de m'avancer masquée. Comme dans tous les villages, tout se voyait, tout se savait.
J'étais la petite fille de Monsieur F qui habitait au numéro 5 de la rue du four et qui était photographe.

Plusieurs maçons prêtaient main-forte au chef de ce chantier. Très rapidement, je fis partie du décor.
Je venais les voir plusieurs fois par semaine.
Je pris de plus en plus de plaisir à les photographier.
J'avais mon modèle préféré, mais je veillais à porter mon attention sur chacun afin de ne pas créer de
jalousie.
Le plus jeune a parfois rougi, je me souviens de son tee-shirt noir sur lequel était inscrit Kaporal.

J'aimais la force qui se dégageait de ces silhouettes, la chorégraphie incessante de ces corps qui se croisaient.
Leurs allers-retours faisaient écho à mes propres cheminements.

Je me sentais bien au milieu de cette poussière, de ces bruits sourds ou stridents, de ces montagnes de gravats,
de ces changements qui s'opéraient lentement et sûrement.
Quelques badauds s'arrêtaient parfois.
Le Maire, une seule fois, pour constater la bonne exécution de ces travaux.
Bien sûr, il y avait ceux qui trouvaient tout ça très beau, et les autres qui regrettaient déjà leur vieux terrain
de pétanque tout cabossé.

Il faut pas mal d'ingrédients pour se (re)construire.
Cela peut prendre plusieurs saisons.
Mais peut-être est-on toujours en chantier de nous-mêmes.
Je reste très attachée aux livres, carnets, tout ce joyeux bordel d'objets que je transporte de maison en maison.
Ce sont mes fondations personnelles, indispensables à mon équilibre.